Coq de combat

Viande chaude

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Lancé en 1998 par les éditions Futabasha, Shamo est traduit par les éditions Delcourt sous le titre de Coq de combat depuis 2003 et a déjà fait couler beaucoup d’encre. L’oeuvre est dure, sinon impitoyable. Dans son propos comme dans son dessin, le réalisme cru et sans fard voulu par HASHIMOTO Izo et TANAKA Akio détonne dans la production distractive habituelle. À l’avenant, Ryo, le « héros » de cette histoire, trahit un caractère qui va bien au-delà de la figure de l’anti-héros. Rien de noble ne se trouve en son parcours comme en ses motivations. Et à ses côtés, les personnages méchants ou dangereux de cette série apparaissent comme des enfants de choeur. Il est le pire de l’humanité ; nul n’a grâce à ses yeux, il n’existe que pour se battre et vaincre. Plus troublant : une éventuelle rédemption semble relever de l’espoir naïf tant Ryo s’enfonce un peu plus, à chaque volume, vers l’enfer. Quel est alors le but de l’auteur avec cette oeuvre ? Plus qu’un indice, le titre fonctionne comme une métaphore de Ryo, et ce parallèle entre ce dernier et un coq de combat vaut d’être détaillé.

Naissance du tueur

Le début de ce manga n’est pas à négliger. Qui est alors Ryo ? Un loubard de bas étage ? Une graine de truand ? Non, Ryo est « élève d’un lycée renommé, un jeune homme brillant (qui) n’aura aucun mal à être admis à l’université de Tokyo ». Pourquoi Ryo a-t-il tué ses parents d’une série de coups de couteaux ? La question reste pour l’instant en suspend. Mais dans l’inconscient du lecteur qui lit la suite de son parcours, cela ne fait aujourd’hui presque plus de doute. L’auteur a ainsi tant « soigné » l’image de son personnage que le public l’identifiera coupable par association d’idée ou par simple logique. Même si pour les médias, « cet acte est devenu symbolique des problèmes de l’éducation actuelle, de la délinquance des jeunes et des brimades ». Ryo a tué, car en lui réside le tueur. Ryo a tué, comme une chenille devient papillon. Or tout part de là. Sans cet acte, cet enfant aurait eut une vie différente. Reconnu coupable, il devient un enfant à problème, donc un futur adulte sans foi ni loi. Coupable ou non, sa vie entière, sujet de ce manga, est déterminée par cet acte fondateur et tragique. La porte était alors ouverte au fatal enchaînement, à cet effet boule de neige qui finalement est certainement le vrai sujet du manga.

Les idéaux sont des luxes de riche. Les pauvres, les délaissés, eux, connaissent la vérité de la vie telles qu’elle est vécue par la majorité des humains sur la planète : la loi du plus fort, l’absence totale de morale, le règne de l’argent(1). Ryo va alors passer par tous les stades de la découverte de cette autre réalité. L’autre réalité, c’est celle qui grouille dans les bas-fonds, la loi qui prévaut dans les prisons, celle qui ressort une fois disparus les voiles trompeurs de la civilisation. Ryo sera emprisonné, battu, humilié, violé, ramené à la logique destructrice du plus fort, à une simple intelligence de survie. C’est par cette autre réalité que s’ouvre le manga, ne revenant sur les péripéties qui l’y menèrent qu’à l’occasion de flash-back. On découvre Ryo au début de sa « nouvelle vie », à son entrée en prison, comme via une seconde naissance. Le lecteur est ainsi convié à suivre l’autre Ryo, dans un autre monde, mû par d’autres priorités, géré par d’autres lois, glorifiant d’autres icônes.

Techniques du tueur

Pour mieux comprendre Ryo, il faut sans doute percer la conception du combat qu’il va se forger au fil des tomes. Dans ce manga est présentée une véritable différence existant entre art martial et pratique de combat. Le premier toujours auréolé d’une atmosphère de sagesse, est proposé dans le cadre d’une meilleure maîtrise de sa vie, de l’apprentissage du contrôle de soi, le respect de l’adversaire. Une image moderne et civilisée, lisse et posée, quasiment occidentale, qui dénote face à une réalité plus crue, que Shamo nous rappelle.

Les techniques de combats n’ont ainsi pas été créées pour faire des démonstrations au POPB de Paris une fois l’an, mais bel et bien pour se défendre et abattre son adversaire. Ryo incarne cette vision originelle du combat, et son affrontement dans le monde policé du fight nippon l’amène à se faire haïr par tous ceux qui ont une vision « civilisée » du combat. Son étonnement face à cette levée de bouclier témoigne de l’unité de sa pensée. Pour lui, le vainqueur n’est pas celui qui a le plus de points, mais bien celui qui demeure debout, quels que soient les moyens pour y parvenir. Ryo applique ainsi l’art du combat vrai, celui qui ne connaît de loi que celle du vainqueur, ainsi qu’il se déroule à un stade animal, où l’on ignore les règles du 8è Marquis de Queensberry.

Dans l’optique du combat, on serait tenté de considérer que Ryo incarne, comme dans bien des manga, la juste voie, celle originelle censée contrer l’épuration civilisée des arts martiaux de démonstration (comme dans). On est tenté de se laisser séduire par son entraînement à l’ancienne, par sa maîtrise d’un art oublié. Mais c’est un leurre. L’auteur rompt avec cette vision idéalisée d’une originelle pureté martiale, Ryo sombrera dans les produits dopants, usera de moyens de pressions déshonorants (viol). Les motivations de Ryo ne résident pas dans la confrontation de techniques, et par extension la découverte de l’autre, ni dans la recherche d’un équilibre par le geste juste. Ce geste juste est pour lui l’optimisation de sa capacité de destruction, l’autre ne l’intéresse que par la notoriété qu’il retirera à le vaincre. L’art du combat n’est qu’un outil, comme le serait une arme à feu ou une arme blanche, pour lui.

Nature du tueur

Qu’est ce qu’un combat de coq ? Les coqs de ces combats sont issus d’une race guerrière de coqs, le bankiva, dont on a fait perdurer la race (au Japon, il s’agit des Shamo d’où le titre japonais donné au manga : « Shamo »). Excité par l’emprisonnement, l’animal est soumis à un régime alimentaire spécial dopant fait de chanvre et de vin, ce qui accentue son agressivité. Pour le combat d’entraînement, on attache à son ergot un petit gant de boxe appelé « poquet », afin (sic) qu’il se blesse moins. Pour le combat réel, on le transforme en machine de combat en remplaçant le poquet par une lame ou aiguille de 5 cm de long.

Mais plus important, ce sont des concentrés d’agressivité qui luttent à mort, entraînés, manipulés pourrait-on dire, pour une fausse image de sportivité et une réalité bien économique. Car les combats sont indissociables des paris et sont organisés en fonction des rapports de la cotation. Des animaux inconscients de leur rôle et dont l’on détourne le besoin de violence à profit. Comme tout sport de combat, ces affrontements se sont généralisés sur la planète, durant le 20è siècle par l’attrait que représentait le jusqu’auboutisme des gallinacés, bien plus salivaires que les véritables combats de boxe humains gérés par des règles(2).

Et c’est bien là la véritable destinée de Ryo. Il ne s’agit pas de gagner, de s’élever parmi les meilleurs combattants, de se rendre justice soi même, d’accomplir une vengeance. Enfin, c’est ce que croie Ryo.

Rentabilité du tueur

Mais la vérité qui sous-tend le manga même est que le parcours de Ryo est suivi, contrôlé, maîtrisé, dirigé par les organisateurs des combats, qui ne voient en lui que le profit que rapportera l’ultime combat contre le champion Sugawara. Et l’auteur nous fait suivre les méandres complexes de la manipulation de Ryo, son parcours indiffère alors tout autant que son hypothétique victoire. Il doit combattre, quel que soit le chemin qui l’amènera à ce combat, quelle que soit l’issue de ce combat. Les médias sont à ce titre présentés comme la putain des organisateurs mafieux. Comme un coq de combat, Ryo est placé dans l’arène. Comme un coq de combat, Ryo n’a d’yeux que pour son adversaire, comme un coq de combat, Ryo se débat dans un piège bien plus vaste qu’il ne l’imagine. Car comme un coq de combat, Ryo n’a pas conscience de ce qu’il est en fait : un outil pour l’enrichissement des mafias. L’art de l’auteur est ainsi de tromper le lecteur en adoptant le point de vue de Ryo. On suit son parcours, on rentre en empathie avec ses motivations, on essaye de le comprendre… on se trompe de chemin. Comme lui, on accuse la destinée, sans voir que cette dernière est contrôlée. Comme lui, on rentre naïvement dans une logique d’accomplissement, alors qu’une logique bien plus grande s’impose déjà à lui, avant de le broyer une fois devenu inutile.

Réalité du tueur

C’est un peu la destinée des combattants humains qui se retrouve dans la critique acerbe de l’auteur. On pourrait arguer que les combats sont aujourd’hui cadrés, ce serait ignorer la recrudescence dans la fin des années 90 du combat libre ou se limiter aux combats que l’on voit à la TV. On se souvient des premières années de boucherie des UFC, du Pride, des combats interdits de Doubaï, pour la partie la plus connue. On sait qu’en région parisienne même des combats libres se déroulent, où de jeunes gens emplis d’illusions se font briser un bras ou casser une jambe pour le bonheur du tiroir caisse des organisateurs, car la vérité est crue, mais elle est : les combats n’attirent vraiment le public que s’ils sont sanglants.

Une réalité qui pose aujourd’hui l’humain un peu plus comme de la chair à canon, le rapprochant de l’animal, de la bête de course que l’on abattra une fois devenue inutile, à l’exemple de la réalité des combats de boxe en Thaïlande par exemple où la valeur d’un boxeur ne s’évalue qu’à hauteur des paris qu’il génère, mais où le combattant KO sera évacué dans un coin de pièce sans même un docteur à ses côtés puisque devenu non rentable.

A quoi tient notre destinée ? Ryo est l’ultime guerrier, le combattant parfait, froid, cynique, dur, impitoyable. Ryo aurait pu être professeur, avocat, médecin, qui sait… Ne sommes nous ainsi que le produit de ce que l’on fait de nous ? Notre vie est-elle prédestinée par notre conditionnement ? De l’éducation donnée par ses parents, Ryo aurait pu devenir un être « normal » dans le monde « normal ». Au jour fatidique de l’assassinat, ce qu’est devenu Ryo dans l’autre réalité n’a ainsi dépendu que de « l’éducation » qu’il y reçut. Nous ne serions en fait que ce que l’on fait de nous, tels des coqs de combats. Car si la vie ne fait pas de nous des tueurs, les humains, eux, s’en chargeront.

Texte publié dans AnimeLand #105.

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