Le triangle amoureux

Deux garçons, une fille...

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Pourquoi ces relations triangulaires, si rares ou éphémères dans la réalité, sont-elles incontournables dans la fiction ? Peut-être car un couple heureux et stable intéresse peu, voire pas du tout. À l’inverse, la difficulté ou l’impossibilité d’être ensemble ouvre de nombreuses perspectives. L’apport d’un ou de plusieurs obstacles se fait donc indispensable ; et quoi de plus simple et efficace qu’une troisième personne ? L’équation, une fois posée, brasse une série de stéréotypes physiques et psychologiques, qu’est loin de renier le manga.

Les stéréotypes

Dans le shônen, le héros est toujours un garçon timide, mal dans sa peau, au physique banal et légèrement obsédé sur les bords. Ce ne sont ni Yota de Video Girl Ai, Kyosuke de Kimagure Orange Road (Max & Compagnie), Ichitaka de I”s, ou encore Manaka Junpei d’Ichigo 100% (1) qui viendront contredire ce constat. Face à lui, deux incarnations de la féminité à la fois opposées et complémentaires : la belle inaccessible et la bonne copine. Et les mangaka ne font pas dans la finesse avec ces représentations. KATSURA Masakazu peint ainsi soit des beautés glacées, brunes et impénétrables (Moémi et Iori), soit des bouts de femmes rentre-dedans aux cheveux courts (Ai et Itsuki). MATSUMOTO Izumi confirme la règle avec la (re)belle et éternelle Madoka, et le pot de colle Hikaru.

Des caractéristiques similaires opèrent dans le shôjo. A l’instar de toutes les héroïnes de WATASE Yuu (Fushigi Yuugi, Ayashi no Ceres) ou de YOSHIZUMI Wataru (Marmalade Boy), la fille est mignonne, mais timide, peu sûre d’elle, et accessoirement gaffeuse ou rigolote. Seul Peach Girl innove avec une Momo, dont le physique (cheveux décolorés, peau bronzée) se situe à des kilomètres des petites brunes Miaka ou Miki, et la fait davantage passer pour une bimbo. En revanche, ses aspirants sont deux beaux clichés vivants : Kairi – Don Juan du lycée, mais surtout confident amusant et amoureux -, et Toji, le blond charismatique et mystérieux, qui renvoie à l’imagerie classique du prince charmant. Il peut aussi prendre les traits d’un sauveur providentiel (Toya dans Ayashi no Ceres), d’une rock star (Takumi dans Nana), ou d’un demi-frère caché (Yuu dans Marmalade Boy). Tout en charisme et en apparente superficialité, ce dernier ne gagne en épaisseur que par un lourd passé ou une blessure secrète, contre lesquels le bon copain, malgré toute sa bienveillance, ne fait pas le poids.

De la qualité d’un triangle

Si ces règles très générales régissent de fait tous les triangles amoureux, la qualité du récit réside dans l’usage qui en sera fait. Un bon triangle se reconnaît à l’utilisation, voire l’émancipation, de ses codes. Ainsi, au bout de quelques volumes de Peach Girl, la valse des hésitations de Momo s’essouffle déjà, et l’auteur UEDA Miwa en vient à user de stratagèmes éculés (trahison, amour d’enfance) ou radicaux (viol, grossesse) pour pimenter son trio, et tenir chacun des protagonistes à distance. C’est dans une judicieuse interaction des trois côtés que le triangle trouve un équilibre dynamique et original. Les moments privilégiés d’intimité entre Kyosuke et Madoka dans Kimagure Orange Road surtout dans la série animée ont d’autant plus de valeur qu’ils forment un contrepoids face aux facéties horripilantes de Hikaru.

Cette interaction est d’ailleurs indissociable de l’évolution d’un ou plusieurs personnages. Bien qu’il soit le maître ès indécision, le même Kyosuke libère Madoka de ses mauvaises fréquentations, et la pousse à avoir confiance en elle, tandis que Hikaru reste longtemps une caricature d’elle-même. Le triangle entre Ai, Yota et Moémi dans Video Girl Ai, bien que présent depuis le premier volume, ne révèle toute sa dimension et son efficacité, que lorsque Moémi gagne en profondeur, après son agression. Ce sont donc moins les personnalités que les relations qui comptent. Ainsi dans les shôjos, l’héroïne «sort» (2) rapidement avec l’un des garçons, avant de se rapprocher de l’autre.

Dans l’inédit Parfait Tic ! de NAGAMU Nanji, la jeune Fûko voit ainsi débarquer dans son immeuble deux cousins au comportement radicalement opposé : le bon vivant Daiya, de qui elle s’amourache, et le froid Ichi, dont elle a un peu peur. Doucement pourtant, les rôles s’inversent, et les garçons se révèlent bien plus complexes qu’ils n’y paraissent. Et tout au long des 13 volumes, le lecteur reste bien sans réponse quant au choix final de Fûko.

Or, avouons-le, c’est bien cette question qui captive les millions de lecteurs de Peach Girl, comme les téléspectateurs de Dawson’s Creek ou Felicity (3). Toji ou Kairi ? Dawson ou Pacey ? Un triangle digne de ce nom ménage toujours un terrible suspens, d’autant plus réussi si les deux relations semblent tout à fait plausibles. C’est souvent le cas dans les shôjo, dans lesquels les deux prétendants rassemblent chacun beaucoup de suffrages : ainsi, qui peut se targuer d’anticiper le choix de Momo avant le 18e et dernier volume de Peach Girl ? Le shônen laisse, quant à lui, rarement planer de doute sur l’heureuse élue, et ce quel que soit son apparence (Madoka, Ai ou Iori).

Du côté sexuel

Ce n’est pas par pudeur qu’un élément clé du triangle amoureux a été jusque-là consciencieusement oublié, mais bien parce qu’il brille paradoxalement à la fois par son absence et son omniprésence : le sexe. Tout ce qui s’y rapporte (attirance, libido, fantasmes, plaisir, 1ère fois) tient d’une forte ambiguïté, et son traitement diffère selon le genre et l’époque. Au début des années 80, il est presque tabou. A peine Kyosuke ose-t-il lorgner sur le maillot de bain de Madoka… Si le manga se désinhibe au fur et à mesure, ce n’est qu’avec les romans – et surtout l’une des ses adaptations animées, Shin KOR en 1996 – que le sexe est clairement énoncée dans Kimagure orange road.

Dans Video Girl Ai, KATSURA Masakazu agrémente peuple, diront certains – ses pages de filles la culotte à l’air ou dans des positions suggestives. Si, bien heureusement, cette oeuvre référence ne se résume pas à ces jolis égarements, force est de constater qu’ils l’imprègnent d’un doux érotisme, auquel le lectorat masculin est loin d’être insensible. L’auteur poussera encore plus loin ce soi-disant vice dans I”s, où Ichitaka est souvent piégé par ses fantasmes, quand ce n’est pas par des jeux d’adolescents propices à la découverte du corps et du désir.

Déjà, les caractéristiques d’un nouvel idéal féminin (ingénue, maternelle, physique parfait et poitrine rebondie) sont en marche, avant que la mode du fan service ne le rende une bonne fois pour toutes incontournable. Aucune chance aujourd’hui d’échapper aux canons qui s’ignorent, ces filles qui une fois les cheveux détachés et les lunettes enlevés se révèlent des créatures de rêve : Naru dans Love Hina, Aya dans Ichigo 100%, ou même Karin dans Kare First Love (4) pour citer au moins un shôjo. Cette évolution n’est pas le fruit du hasard. En empathie totale avec son héros, le lecteur mâle retrouve ainsi ses deux visions de la femme réunies en une seule et même personne.

No Bra de KAWATSU Kenjiro (5), sous des airs de pure comédie absurde, propose une réflexion intéressante sur ces fantasmagories dessinées, et le désir – ici coupable – d’aller toujours plus vite et plus loin. De même, le a priori formaté Ichigo 100% complexifie son triangle de base dès la fin du volume 2 avec l’arrivée d’une nouvelle prétendante, que Manaka devra apprendre à connaître, au-delà des apparences. De là à passer au parfait petit guide de la vie à deux, il n’y a qu’un pas, que le shôjo franchit. En effet, le passage à l’acte sexuel y est représenté de façon plus sentimentale, plus intime, plus prosaïque. Les doutes de l’héroïne tiennent une place de choix, vis-à-vis de la première fois ou d’un petit ami pressant.

Photographie sociale

Ainsi, une relation triangulaire n’est pas que le reflet d’une insouciance sentimentale, propre à une adolescence rêvée. Dans Video Girl Ai, Yota apprend par exemple au téléphone que son père, souvent en déplacement, ne rentrera pas ce soir. Ni lui, ni le lecteur n’auront plus jamais de nouvelles. Quand ils ne sont pas tout simplement inexistants, les parents sont, disons, plutôt discrets et souples. Leur progéniture sillonne souvent les rues après le couvre-feu et use moins les bancs de l’école que ceux des parcs publics…

Le lycée est, pendant longtemps, surtout appréhendé, dans la réalité comme dans le manga, comme un lieu de pèlerinage affectif quotidien. Quelques révisions à deux dans KOR, l’obtention du diplôme sur la fin de I”s, avant, enfin, l’entrée à la mythique université de Todaï dans Love Hina… Dans ce dernier, les études, et donc l’avenir professionnel, prennent tout à coup une dimension et une valeur insoupçonnées pour un «simple» shônen et renvoient alors aux considérations du seinen.

Avec ses 10 volumes (dans son édition de luxe), Maison Ikkoku (Juliette, je t’aime) de TAKAHASHI Rumiko ne se résume pas au choix de Kyoko entre Godaï et Mitaka. Il s’intéresse davantage à une jeune veuve, qui, prisonnière du souvenir, hésite non seulement à refaire sa vie, mais tergiverse aussi quant au choix de son prétendant : un étudiant raté ou un prof de tennis nanti. Sur le ton de la comédie, le manga traite de sujets de société comme la pression familiale, le monde précaire du travail, le logement ou bien le rapport – encore faussement pudique -, homme / femme.

Quel que soit le genre, le triangle amoureux délivre donc, non pas un message, mais une photographie d’une époque, d’une société, d’une vie. Elle peut être directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, éphémère ou durable, mais, au final, toujours morale mais rarement moralisatrice.

Quelques pistes de lecture :

Shônen :

Kimagure Orange Road de MATSUMOTO Izumi (J’ai lu, 18 volumes)

Video Girl Ai de KATSURA Masakazu (Tonkam, 13 volumes)

I”s de KATSURA Masakazu (Tonkam, 15 volumes)

Love Hina de AKAMATSU Ken (Pika Editions, 14 volumes)

No Bra de KAWATSU Kenjiro (Punch Comics, 2 volumes sur 5)

Inédit : Ichigo 100% de KAWASHITA Mizuki (Shueisha, 13 volumes, en cours de parution au Japon)

Shôjo :

Peach Girl de UEDA Miwa (Panini Comics, 18 volumes)

Fushigi Yuugi de WATASE Yuu (Tonkam, 18 volumes)

Ayashi no Ceres de WATASE Yuu (Tonkam, 14 volumes)

Marmalade Boy de YOSHIZUMI Wataru (Glénat, 8 volumes)

Hana Yori Dango de KAMIO Yôko (Glénat, 11 volumes sur 36)

Nana de AYAZAWA Aï (Delcourt/Akata, 10 volumes sur 14, en cours de parution au Japon)

Inédit : Parfait Tic ! de NAGAMU Nanji (Shueisha , 13 volumes, en cours de parution au Japon)

Kare ~ First Love de MIYASAKA Kaho (Shogakukan, 10 Volumes)

Seinen :

Maison Ikkoku de TAKAHASHI Rumiko (Tonkam, 10 volumes), et tant d’autres…

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