Interview : Toshio MAEDA (Urotsukidôji)

Interview vérité du roi des tentacules !

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Vous êtes né en 1953. Quelles étaient vos lectures favorites lorsque vous étiez jeune ?
Je ne me souviens pas comment mon intérêt pour le manga a débuté, mais j’ai commencé à en lire dès l’âge de 4 ans. À cette époque, je vivais à la campagne avec ma proche famille. Mes parents m’ont confié à ma tante qui était pourtant déjà bien occupée à élever mon grand frère. En fait, elle avait quatre enfants à charge et j’étais le plus jeune. L’aînée était alors une adolescente et elle lisait énormément de manga, mais j’étais encore trop petit pour les comprendre. Lorsque j’ai eu 7 ou 8 ans, je louais des tonnes de comics et de livres plus sombres. Heureusement que les librairies de prêt existaient. Enfant, je n’avais pas beaucoup d’argent.

Quels étaient ces comics que vous lisiez ?
Ma première rencontre avec la BD américaine se fit par le biais d’Atom de Gil Kane, un comic-book de super-héros. Kane nous a d’ailleurs quittés en 2000. Après, je me suis intéressé au travail de Neal Adams et de Bernie Wrightson. Leurs œuvres m’ont retourné le cerveau (au sens métaphorique du terme, bien sûr !). Déjà, avoir découvert Disney m’avait stupéfait. Mais après avoir lu ces comics, je l’étais doublement. Je pense vraiment qu’il s’agit de l’âge d’or de la BD américaine.

Qu’avez-vous appris de vos lectures ?
J’étais abasourdi et stupéfait par la précision dont ils faisaient preuve dans le rendu de l’anatomie humaine et la dynamique du mouvement. Cela m’a beaucoup apporté de voir la technique utilisée par Bernie Wrightson sur Swamp Thing et son inquiétante description de la vie. Et tout ça avec une intensité dans l’horreur que je n’avais jamais vu dans un manga ! J’appelle ça le génie ! Il y avait tellement de jeunes talents et de nouvelles idées aux Etats-Unis, à cette époque. Neal Adams, cet autre grand artiste, est donc devenu mon nouveau modèle, et j’ai commencé à imiter son style (peu de temps après, j’ai réalisé qu’il ne convenait pas au goût des fans japonais. Je l’ai donc modifié un peu). Et encore aujourd’hui, je regarde avec le même émerveillement son travail ! J’ai rencontré Neal Adams et Bernie Wrightson quand je me suis rendu aux Etats-Unis, en mai dernier. C’était un jour à marquer d’une pierre blanche. Je me suis senti honoré.

Après avoir parlé de vos jeunes années, intéressons-nous à votre début dans le milieu professionnel du manga…
À 16 ans, j’ai quitté la maison de mon enfance d’Ôsaka et je suis monté à Tôkyô pour devenir assistant d’un mangaka. Pourquoi si jeune ? Tout d’abord, je n’aimais pas mon lycée. Il préparait aux métiers de l’architecture et ma mère m’y avait inscrit parce que mon grand-père était charpentier. Cette décision m’a vraiment choqué. « Mère, voyons ! tu ne sais pas du tout de quoi tu parles ! » Je voulais tellement entrer dans une école de design, la même à laquelle mon grand-frère se préparait, mais elle n’en a tenu aucun compte ! De plus, on a découvert que mon grand-frère volait de l’argent à ma mère. Il prétendait en avoir besoin pour acheter du matériel artistique, mais ce n’était qu’un mensonge. Et ma mère s’inquiétait de finir sur la paille si ses deux garçons se rendaient à la même école. Sans compter que nous travaillerions dans un domaine ne garantissant pas nécessairement un bon revenu. Mais je n’avais pas vraiment le choix. À cette époque, les enfants ne pouvaient pas s’élever contre leurs parents. De plus, je mourrais d’envie de passer professionnel et, pour moi, le plus tôt aurait été le mieux. J’avais confiance dans mes chances de réussite et de pouvoir devenir un bon artiste de manga.

Comment avez-vous été recruté ?
J’ai envoyé des planches dessinées depuis longtemps à un mangaka du nom de Kenji Namba. Il venait de déménager pour se rapprocher de la rédaction de nouveaux hebdomadaires et il cherchait des assistants. Namba voulait qu’on lui envoie des dessins de décors dans le style manga… Tout de suite, je me suis mis à rêver de la vie à Tôkyô. Aucun obstacle ne pouvait m’empêcher de faire carrière et j’aurais été bien fou de ne pas vouloir monter à la capitale ! J’avais alors une totale confiance et certitude dans le fait que j’étais le meilleur jeune mangaka d’Osaka. Ou peut-être même du Japon ! Petit idiot prétentieux ! Sais-tu au moins quelle taille fait le Japon ? Qu’est-ce qui te permet de te prendre pour le meilleur ? Pauvre gamin naïf ! Voilà en gros ce que je pensais de moi. J’ai alors reçu une lettre du manager de Kenji Namba qui était, à l’époque, une icône majeure dans l’industrie du livre de prêt. Coup de chance, ils avaient besoin de moi et je fus engagé ! Son manager précisait qu’il avait reçu 800 candidatures, et que nous ne fûmes que deux à être sélectionnés.

Que vous a-t-il enseigné ?
Je me contentais de faire du travail de nettoyage (rien d’excitant, à cette époque). Nettoyer consiste à effacer des planches les traces des crayonnés ou les dialogues des bulles, ce genre de choses… C’était tout ce qu’on pouvait proposer à un débutant comme moi. Pourtant, je n’étais pas là pour ça et je faisais mon travail par-dessus la jambe. On m’a alors fait savoir que Namba songeait à me virer à cause de mon attitude de mauvais garçon. Finalement, au bout de six mois, j’ai enfin pu travailler sur des décors.
Mais mon sensei n’acceptait pas mon travail. Il ne justifiait pas particulièrement son opposition. Il trouvait juste que ce que je faisais n’était pas bon. J’avais beau dessiner plusieurs fois la même chose, il semble qu’il n’était jamais satisfait. Je me suis donc fait la main avec ce travail d’assistant et, petit à petit, mes travaux ont finalement été acceptés. J’ai même pu dessiner certains personnages secondaires.
Personne ne semblait avoir dans le studio la même passion et détermination que moi ! J’étais celui qui restait à travailler une fois tout le monde parti. Bien sûr, ces heures supplémentaires n’étaient pas payées.

Comment les choses se sont-elles passées une fois que vous avez pris votre envol ?
On ne me proposait aucun travail. Je vivais alors avec un collègue de travail et j’ai commencé à dessiner ma propre histoire pour mon CV. J’étais désespéré, mais je n’arrivais pas à terminer ce travail. Il m’aura fallu un an. « Allez, le neurasthénique, bouge ton cul ! », me suis-je répété. Je me suis rapidement retrouvé à cours d’argent et j’ai travaillé comme homme à tout faire dans un cabaret un peu miteux. On me demandait d’amener le vin aux clients, ce genre de choses… Mais je ne voulais pas, car je préférais travailler dans les coulisses. Je savais pourtant que les serveurs pouvaient se faire pas mal de pourboires avec les clients saouls et aussi bien s’entendre avec les jolies hôtesses, mais j’étais terrorisé à l’idée de plonger dans cette nouvelle vie. De plus, ce milieu me rappelait trop ma mère qui avait été hôtesse. Une fois la vaisselle nettoyée, je me nourrissais de sauce et de poulet frit. Je ne pesais alors pas plus de 50 kg.
À cette époque, j’ai fait connaissance de pas mal de jolies filles, mais je n’arrivais jamais à décrocher un rencard. Une fois, j’ai réussi à donner rendez-vous à une fille dans un parc et j’ai ramené une bouteille d’eau du robinet. La demoiselle m’a lancé un drôle de regard. Evidemment, nous avons rompu peu après, mais de toute manière, nous n’avions même pas entamé la « première étape »… J’étais tellement désespéré que je suis allé voir un éditeur avec mon CV. Sa réponse fut une bénédiction ! Il m’a demandé de dessiner les couvertures pour un mensuel avec une paye de 80.000 yens (772 euros d’aujourd’hui). C’était quatre fois mon ancien salaire ! J’ai dessiné 1.200 pages pendant 4 mois et voilà que, soudainement, on m’offrait 80.000 yens pour une seule ! Alors que débutait cette collaboration, je reçus plusieurs offres d’autres magazines. Soudainement, je me suis retrouvé tellement pris que tenir mes délais devenait difficile. Sans compter qu’en plus des manga, je signais aussi des illustrations pour des romans et d’autres trucs. Mon premier titre s’appelait Goon Platoon Boys.

Vous souvenez-vous de vos premiers manga ? Quel genre dessiniez-vous ?
Je touchais à tout, mais je n’avais aucune spécialité. La plupart du temps, je signais des œuvres pour adultes. Une fois, j’ai songé à travailler pour les jeunes, mais j’ai vite abandonné l’idée car la plupart des mangaka qui écrivent ou dessinent pour des magazines pour enfants ne survivent pas longtemps. J’avais 20 ans et je réfléchissais sérieusement à mon futur dans ce métier. Il me fallait tenir encore 40 ans. Or, l’espérance de vie professionnelle des artistes qui dessinent pour le Shônen Jump n’excède pas dix années. Soit pas grand-chose. C’était donc risqué. L’ironie, c’est qu’une fois que je me suis lancé dans le manga pour adulte, des magazines pour adolescents m’ont fait des propositions… que j’ai finalement accepté. C’était un peu comme un faire un travail à temps partiel.

À quoi ressemblait le marché du hentai lorsque vous avez créé Urotsukidôji en 1986 ?
Le marché existait déjà, mais la plupart des titres étaient ennuyeux et communs. Du genre : un garçon rencontre une fille et ils couchent ensemble, etc. J’avais vraiment envie de créer quelque-chose de nouveau qui pourrait secouer le lecteur.

D’où vous est venue l’inspiration ?
Je ne le sais pas moi-même. Depuis ma seconde année en école primaire, je me rendais souvent dans les bibliothèques pour lire gratuitement. Il m’est arrivé de tomber sur des ouvrages illustrés de mythologie grecque. Je me suis dit que les illustrations étaient vraiment extraordinaires. Le trait démontrait une solide connaissance du dessin anatomique et divin ! Je me suis alors mis à lire des veilles histoires japonaises imprimées sur bois. En fait, j’ai lu des tonnes de bouquins. Sans doute que mon idée pour Urotsukidôji provient inconsciemment de ces livres d’arts.

Comment avez-vous imaginé les fameux tentacules ?
Nous subissions alors une stricte censure quant aux scènes de lit. Du coup, les tentacules s’avéraient plutôt pratiques pour mettre de la distance entre deux personnages tout en les gardant “connectés”. Et puis, j’ai simplement joué avec le phantasme masculin du pénis qui pourrait devenir plus gros et plus long.

Le titre a-t-il remporté un rapide succès au Japon ?
Oui, le magazine Erotopia (un néologisme fondé sur Erotic et Utopian) publiait mon travail depuis longtemps. Pour vous dire la vérité, le rédacteur en chef ne comprenait pas du tout l’intérêt de mes titres. Voilà pourquoi, un jour, il m’a soudainement demandé d’arrêter Urotsukidôji, alors qu’il connaissait une grande popularité. Si vous sentez que la conclusion au troisième tome ne tient pas la route, ce n’était pas ma faute. Tuez plutôt l’éditeur ! Concernant l’anime, les auteurs ont imaginé la suite de l’histoire sans même m’en parler et vous connaissez le résultat. Et puis, les scénaristes d’anime croient qu’ils sont meilleurs que les artistes manga en termes de création d’histoires. Bien sûr, ils se font pas mal d’argent rien qu’en écrivant. Mais actuellement, ils ont tendance à se concentrer sur les aspects étranges, privilégiant les scènes plus olé-olé, sans respecter la cohérence du manga original. Voilà comment ils foutent le bordel dans les récits et que tout tombe à l’eau.

Et à l’étranger ?
Je ne connaissais pas la popularité du titre avant que je me mette à voyager. J’apprécie vraiment que les visiteurs des salons se rendent à mon stand et me disent : « Salut ! ». C’est mon plaisir de parler avec des fans de manga étrangers. Voilà pourquoi là où je vais, j’essaye de boire un verre avec des fans.

Urotsukidôji a été adapté en animation, mais le style graphique n’a plus rien à voir avec le vôtre. Qu’en pensez-vous ?
J’ai rencontré un des animateurs principaux et il connaissait mon travail. Il a donné tout ce qu’il a pu sur l’adaptation et j’en suis très content. Je voudrais aussi mentionner le producteur, monsieur Yasuhito Yamaki, qui est vraiment génial. Nous sommes d’ailleurs toujours en contact. Ce qui est vraiment triste, c’est qu’il n’a pu gérer la production au-delà du second film puisqu’il a ensuite quitté la société. On voit bien comment l’anime a évolué sans lui…

Vous êtes célèbre pour Urotsukidôji, mais vous avez aussi dessiné d’autres genres de manga…
Mes œuvres ont servi d’inspiration aux anime de La Blue Girl, Demon Beast Invasion, Adventure Kid et Demon Warrior Koji. J’ai aussi signé les couvertures d’un mensuel et reçu des offres d’autres magazines pour des titres non hentaï. J’ai ainsi illustré des romans, signé des manga sur la politique, les samouraïs, des livres d’illustrations pour enfants, dialogué les BD d’autres auteurs, etc. Je suis devenu un touche-à-tout sans spécialité.

En 2001, vous avez eu un accident de moto et vos bras ont été blessés. Est-ce que cela a affecté votre dessin ?
Je ne pouvais même plus tenir de baguettes ! Je pensais être foutu en tant que dessinateur de manga et il m’aura fallu quatre ans pour me rétablir. Aujourd’hui encore, j’éprouve de la difficulté à dessiner et, après quelques heures de travail, je sens une douleur sourde et irritante dans mon dos. J’ai perdu beaucoup… mais j’ai récolté bien plus. Cela m’a permis de faire le point sur moi-même. Un temps précieux pour découvrir mon « moi intérieur ».

En 2003, vous avez travaillé sur un magazine hentaï pour femmes. Qu’en avez-vous retiré ?
J’écrivais les histoires que des dessinatrices mettaient en forme. Le public était essentiellement féminin et ce genre de magazine s’appelle Ladies Comic. Les demandes des lectrices étaient à ce point précises qu’elles décrivaient même leurs phantasmes. Cela m’a rappelé des livres de Nancy Friday, comme Women on top, My secret garden, etc. C’était comme raconter une histoire cachée durant laquelle une femme ordinaire se trouve libre de pouvoir exprimer les rêves sexuels qu’elle n’avait jamais osé confier auparavant.

Sur quels titres travaillez-vous actuellement ?
Maintenant, je suis pratiquement à la retraite. Cette année, j’ai décidé de faire le tour du monde pour rencontrer et parler avec des fans étrangers en face-à-face. Je suis en plein périple et j’aime beaucoup cela.

C’est ce qui vous a donné envie de venir à Japan Expo cette année ?
J’ai entendu dire qu’il s’agissait de la plus grande convention BD d’Europe. Je n’étais jamais encore venu en France, et cela me démangeait de découvrir Paris.

Avez-vous un message pour vos lecteurs français ?
Je songe à la possibilité de venir au Cartoonist de Nice en avril 2013. Si j’y suis, venez me rendre visite. Et si vos lecteurs viennent me voir en disant « AnimeLand », je pense pouvoir leur offrir des cadeaux gratuits !

Remerciements chaleureux à Toshio Maeda pour sa grande gentillesse et sa disponibilité.

Le site officiel de Toshio Maeda (en japonais, anglais et espagnol)

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A propos de l'auteur

Nicolas-Penedo

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